Peut après minuit, l’homme arrive au carrefour. Sa mise est modeste, quoi qu’il ait toujours essayé de s’arranger assez correctement pour sortir du lot des travailleurs des champs. Dans l’obscurité, son costume noir ne laisse pas paraître ses multiples rapiècements, et par comparaison sa peau semblerait presque claire si elle n’était masquée par un galurin de citadin comme personne n’en porte dans ce coin du delta. Personne ayant la peau noire en tout cas. Et personne travaillant aux champs, c’est certain. En fait, pour se procurer ce chapeau pas aussi élégant qu’il l’aurait souhaité, il avait du courir à Beal Street, à l’époque où il vivait encore à Memphis, là où d’autres hommes noirs vivaient son rêve, celui de ne pas travailler. Cet homme avait compris depuis longtemps que l’alcool, l’argent et les femmes n’étaient pas plus accessible aux honnêtes travailleurs que les voies du seigneur. Et comme des deux trinités, la moins pieuse l’attirait plus, il s’était encré sous le chapeau l’idée d’y accéder comme l’avait fait le grand Charley Patton qu’il avait observé à Memphis, en jouant une musique bien différente du gospel ahané quotidiennement par des mères de familles aux hanches trop usées par les accouchements pour trouver grâce à ses yeux.
A l’époque où il traînait Memphis, un bluesman lui avait dit « Robert, il n’y a pas deux manières pour un jeune nègre comme toi d’échapper au travail fastidieux, il faut apprendre la guitare ». Et il lui avait en effet inculqué quelques accords, de quoi jouer le blues. Mais ça n’avait pas tiré Robert de sa condition. Même en s’oubliant dans les bras des femmes qui le trouvaient séduisant, même en se mariant à deux reprises, il voyait bien qu’il n’échappait pas à l’héritage que sa peau matte et la pauvreté de ses parents lui imposaient. Et puis il y avait cet homme qu’il avait rencontré, un véritable héros, une légende. Un type qui pouvait jouer de la guitare comme personne, ce Son House. Un héros, surtout parce qu’il ne semblait pas avoir besoin de faire de gros efforts, tout ce que Robert savait de lui c’est qu’il avait passé quelques temps derrière les barreaux. Mais quand même, en voyant la vie du gaillard, il ne pouvait pas plus refreiner la jalousie que l’admiration. Alors il se mit à travailler.
Travailler pour gagner sa vie comme musicien avait un défaut majeur, c’était l’effort incessant que cela demandait. Mais au moins, l’argent, l’alcool et les femmes étaient au rendez-vous, quoi que dans une quantité assez nettement inférieure à celle de ses rêves. A l’époque où il s’était fait cette réflexion, Robert vivait à nouveau dans sa ville natale de Hazlehurst, qu’il avait regagnée en quête d’un héritage plus glorieux qui avait manqué à l’appel. Il avait cependant eu plus de bonheur en passant jouer sa musique à Jackson, puisqu’il y avait rencontré un type assez bluffant du nom de Tommy Johnson. Ce bluesman là avait un sacré style, et puisqu’il portait le même patronyme que lui, Robert s’est fait à l’idée qu’il pourrait aussi bien soutirer un héritage utile de ce mec plutôt que de sa ville natale au nom si repoussant.
Et c’est plus ou moins comme ça qu’il en est arrivé à cette nuit et à ce carrefour. A en croire l’autre Johnson, c’était là qu’il pourrait devenir un grand musiciens. Ce carrefour, Tommy disait y avoir gagné son talent des années auparavant. Et il disait aussi que Robert pourrait bien en faire autant.
Robert Johnson s’arrête donc au milieu de nul part, peut après minuit, et s’appuie à un poteau de bois en attendant de savoir ce qu’il pourrait bien avoir à foutre sur ce carrefour. Des quatre côtés, les routes se perdent rapidement dans l’ombre, et il ne distingue rien de plus que les occasionnels mouvements vifs de quelques oiseau nocturnes chassant leurs proies sur le bas-côté. Un instant durant lequel la lune échappe à l’emprise des nuages, il distingue nettement une grosse chouette blanche s’abatant violemment à quelques mètres de lui, sur quelque rat qui n’a sans doute pas le temps de comprendre à quoi il à affaire avant d’être avalé. Et toujours nulle trace d’une activité humaine. Le temps passe, la chouette reprend son envol, et la lune cesse d’éclairer la scène. Puisqu’il n’a rien d’autre à faire, et qu’il fait de toutes façons trop sombre pour reprendre la route, Robert s’empare de la seule chose qu’il trimbale avec lui, outre ses vêtements et près d’un dollar en petite monnaie : sa guitare.
Quelques temps plus tard, Robert Johnson rendit visite à son model, Son House. Il lui joua quelques blues qu’il avait composé. L’une des chansons était un Walking Blues comme House savait les réciter mieux que personne. Et Robert laissa échapper un sourire en voyant dans le regard de son aîné la jalousie et l’admiration qui l’avaient consumé lui même lors de leur première rencontre. Mais cette revanche n’était pas tout ce qu’il était capable de faire. Robert Johnson repris donc la route pour prendre ce qui lui était du : l’argent, l’alcool et les femmes. Partout, il jouait ses chansons, et quand il concluait son Sweet Home Chicago en martelant sa guitare, les acclamations montait dans la salle où il jouait, quelle qu’elle soit. De ville en ville, le succès était toujours le même et les chansons s’ajoutaient les unes aux autres, plus rudes les unes que les autres. Les accords qu’il tirait de sa guitare n’avaient plus rien à voir avec la musique du delta que jouait Son House, Charley Patton et les autres. Quant il criait They’re Red Hot ou faisait remuer son auditoire avec Rambling On My Mind, Robert Johnson savait qu’il était le seul à pouvoir accomplir de tels prodiges. Il savait qu’il était le dépositaire de quelque chose d’unique et de nouveau.
Avec le temps, ses rêves se voyant satisfaits, Robert Johnson se laissa aller à raconter ce qui s’était passé sur le carrefour. Il alla même jusqu’à chanter Cross Road Blues, et à faire allusion dans ses chansons à celui qui lui avait permis d’en arriver là. Apres tout, il avait atteint à vingt cinq ans ce que la plus part des jeunes noirs nés dans une misère telle que la sienne ne pourrait même pas imaginer, la gloire d’enregistrer pour l’American Recording Company. Pour l’heure, entre les seize chansons qu’il était allé enregistrer à San Antonio, Texas, en novembre 1936, seule son Terraplane Blues s’était vendu, mais tout lui souriait, d’autant plus que l’ARC lui offrait d’enregistrer à nouveau dès le mois de juin, à Dallas, et qu’il avait de quoi mettre le public et les compagnies de disque dans la poche.
Le 19 juin 1937, Robert Johnson n’enregistre que trois titres. Trois seulement, peut être, mais après s’être chauffé avec Stones in My Passway, il envoi son meilleur blues, urbain et nocturne, avec Four Until Late, et un truc un peu grivois qu’il intitule I’m a Steady Rollin’ Man. Pour sûr, il sait tenir un bon rythme et secouer sans se fatiguer. Mais il a encore de plus grandes idées pour la suite. Le lendemain, il revient à cette histoire du carrefour, et à cette nuit passée durant laquelle il a fait ce qu’il avait à faire pour devenir celui qu’il devait être. Et il chante Me and the Devil Blues et Hellhound on my Trail. Et c’est en gravant pour la postérité l’histoire qu’il a pris l’habitude de raconter qu’il atteint la perfection. Sa guitare et sa voix s’accordent pour confirmer le pacte qu’il scella avec celui qui va bientôt pouvoir réclamer son dû, et lâcher au trousse du mortel Robert Johnson ses chiens infernaux.
Le diable a tenu sa promesse. Ce jour là, Robert Johnson enregistre des blues qui feront de lui l’un des musiciens majeur de son siècle. Longtemps après lui, des musiques encore inconnues se réclameront de son héritage, comme lui cherchait un héritage lorsqu’il fuyait la vie toute tracée d’un simple noir du delta du Mississippi. Rolling Stones, Led Zeppelin, Eric Clapton, des noms qui devront leur gloire à la sienne, et rappelleront son nom au monde en jouant ses Traveling Riverside Blues ou Love In Vain. Mais pour l’heure, Robert Johnson est encore occupé à remplir sa part du contrat : jouer cette musique que l’enfer lui a inspiré, chanter ces vers que le diable lui a soufflé. Il doit faire entendre aux hommes comme aux femmes « you can squeeze my lemon ‘til the juice run down my leg ». Il doit écrire une nouvelle page de culture.
L’année qui suit est à l’avenant. La route 51 qui mène à Chicago en passant par St Louis est pleine d’endroits où jouer le blues est la meilleure chose qu’on puisse faire. Mais au bout de la route, il y a le terme du contrat, qui se joue à Greenwood, Mississippi, dans la chaleur de l’été 1938. Le diable, le plus fin des musiciens et le plus ironique des conteurs, ferra payer sa dette à Robert Johnson par la raison même qui l’a pousser à la contracter. L’argent, l’alcool et les femmes. Et la musique, par dessus tout. Ce soir là, Robert Johnson jouait au Three Forks, et la salle était sans doute plus chaude, humide et poisseuse que la nuit du delta elle même. Il y avait l’argent que rapportait la soirée, la femme du patron, plutôt bien roulée et déjà dans son lit, et le whisky qui coulait à flot entre chaque set. Et quand le whisky croise la strychnine, quand un patron de bar cocu croise un musicien coureur de jupons, le mélange donne une tragédie dont le diable se charge d’écrire le dernier acte.
Robert Johnson est mort le 16 août 1938, et puisqu’à cette date, certains croyaient fermement à cette histoire qu’il tenait de Jimmy Johnson selon laquelle le diable, rencontré sur un carrefour, s’était donné la peine d’accorder sa guitare, sa véracité n’est plus à prouver. Tout simplement parce que le mythe n’est jamais moins intéressant que la réalité. Surtout lorsqu’il s’agit de la réalité de la vie d’un noir dans le sud des Etats Unis, au début du vingtième siècle.