Le gospel selon Jerry Lee Lewis indique au monde béat les trois seuls véritables stylistes de la musique américaine, c’est à dire de la musique tout court si l’on s’en tient aux évangiles. Il y a eu Al Jolson, Hank Williams, et Jerry Lee Lewis lui même, bien sûr. Mais les écritures, quelle que soit leur teneur en véracité, oublient souvent certains détails. Et tandis que les chrétiens américains se débattent face à la théorie de l’évolution, monseigneur Jerry Lee oublie bien vite cet homme dont il connaît la musique, et à qui il doit tout, plus encore qu’à Jolson et Williams. Il oublie en fait sans doute le seul homme à qui ces deux autres grands stylistes doivent également tout. Car si le styliste est capable d’apporter sa personnalité, son style reconnaissable entre tous, à n’importe quelle chanson, tous trois ont un point commun, une certaine aptitude vocale à faire passer diverses émotions par une déformation musicale de leurs paroles, le yodel. Soyons clair, il ne s’agit pas de chanter la tyrolienne de montagnes en montagnes, mais plutôt d’une inflexion vocale qui, tout en dépouillant la parole de son sens, donne à la voix une force poignante. Cette version du yodel, que Jerry Lee Lewis lui même poussera jusqu’à des rugissements de violence auxquels tout vocaliste qui a un jour fait autre chose que chanter doit énormément, se tient quel que part à la frontière entre blues et country, musiques noires et blanches, une frontière musicale encore très floue dans les années vingt, alors que Jimmie Rodgers mettait au point cette excentricité qui fut sa marque de fabrique et la clef de son succès : le blue yodel.
A en croire l’intéressé lui même, c’est à sa connaissance des traditions tyroliennes des Appalaches que Jimmie Rodgers devrait l’idée de ce falsetto par lequel il concluait les vers de nombreuses de ses chansons. Qu’importe que d’autres yodeleurs aient existé avant lui, et qu’ils aient même pu enregistrer quelques merveilles comme le fit Emmett Miller avec son « Lovesick Blues », que Hank Williams lui aussi ira piller. Qu’importe que Jimmie Rodgers ne soit pas l’inventeur du blue yodel, c’est lui qui a su quoi en faire, qui l’a développé jusqu’à son paroxysme, et qui lui a donné ses lettres de noblesses. Il faut dire que Rodgers doit lui même beaucoup au blue yodel, puisqu’il lui doit un succès fulgurant à partir de son premier « Blue Yodel » en 1928. En quelques mois, le petit chanteur pratiquant une musique qu’on appelait pas encore country et qui n’était pas encore si éloignée du blues devint une star, et la reconnaissance du titre fut telle que jusqu’à sa mort en 1933, il enregistra douze autres blue yodels. Une idée simple à l’origine d’une manne qui jamais ne s’épuisa.
Si Jimmie Rodgers enregistra beaucoup d’autres morceaux, magnifiques pour l’essentiel, ce sont ses yodels qui auront le plus fait pour son héritage et sa place à la postérité. Parce qu’Hank Williams s’inspirera essentiellement de lui pour créer la musique qu’on appellera définitivement country, et au sein de laquelle bourgeonnai déjà une idée du rock and roll, le fantôme de Rodgers continue d’être audible. Sa plainte déchirante, le blues qu’il exprime au delà des mots, sont une langue que toutes les oreilles peuvent entendre. Qu’il soit encore inconnu lorsqu’il chante « T for Texas, T for Tennessee », qu’il soit un artiste illustre lorsque Louis Armstrong l’accompagne sur son neuvième yodel, « Standing on the Corner », ou qu’il chante la douleur de sa vie dans « T.B. Blues », Jimmie Rodgers chante toujours la même chanson, de la même voix si unique qu’on ne se lasse jamais de la réentendre. C’est peut être pour ça qu’il n’a pas sa place au panthéon des stylistes. Son étoile est ailleurs, parmi les inventeurs. Sa force est d’avoir écrit des chansons qu’il est le seul à pouvoir chanter, pas de pouvoir chanter n’importe quoi comme il l’entend.
Il ne faut pas se laisser éblouir par une jeunesse passée comme cheminot, ou un goût très développé pour les chapeaux et bottes de cow-boy. L’habit ne fait pas le moine, et Jimmie Rodgers était bien un musicien en un temps où le succès rapportait déjà énormément. Si il a chanté tant de blue yodels, ce n’est pas parce qu’il était occupé à inventer une quelconque musique qui n’aurait pas existé avant lui, mais parce que ces chansons lui rapportait des dollars en grand nombre. Ses disques se vendant à des centaines de milliers d’exemplaires, ses concerts lui rapportant des milliers de dollars, la jeune star aurait pu continuer à enregistrer beaucoup d’autres blue yodels jusqu’à ce que, sans doute, on finisse par s’en lasser. Mais alors que sa gloire n’acceptait encore aucune ombre, la maladie qu’il avait évoqué si tragiquement dans « T.B. Blues » a fini par se rappeler à lui. La tuberculose, qui l’avait écarté des trains en 1927, l’écartait maintenant des micros. Les poumons affaiblis, conscient d’être au seuil de la mort, Jimmie Rodgers conduit sa dernière session d’enregistrement le 25 mai 1933. Dans le but de laisser à sa femme un moyen de subsister sans lui, il passe deux journées en studio. Au terme de ces sessions, il enregistre son dernier blue yodel, seul avec sa guitare et sans perdre une once de sa force. Le lendemain, la tuberculose l’emportera, et l’histoire aura retenu que Jimmie Rodgers, l’inventeur de la country, est mort en chantant le blues.
Béroalde De Feuze Baron de la bière
Nombre de messages : 5387 Humeur : DE PROFUNDIS AD TE CLAMAVI Date d'inscription : 22/10/2007
Si tu veux te fendre d'une page sur Hank Williams du même tonneau, je ne réponds plus de rien (je te paye un poster de Joe Jackson, un gros radis noir et un verre de cointreau avec Johnny Walker en majorette qui fait un strip-tease sur la promenade des anglais à Miramas).
John the revelator Master Of The Universe
Nombre de messages : 7530 Age : 39 Localisation : Dépôts würmiens fluvio-glaciaires Humeur : Changement climatique Date d'inscription : 17/12/2007
Le problème sur ça, c'est que j'ai tout Rodgers, j'ai pu faire le tri et décider de causer des Blue Yodel. Williams, il y a tellement à écouter, tellement à dire, tellement qui a déjà été dit...
John the revelator Master Of The Universe
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A en croire l’intéressé lui même, c’est à sa connaissance des traditions tyroliennes des Appalaches que Jimmie Rodgers devrait l’idée de ce falsetto par lequel il concluait les vers de nombreuses de ses chansons.
Par contre, j'ai un doute sur l'influence directe de la musique des Appalaches sur J. Rodgers. Pour le chant, y a des similitudes mais la guitare ne faisait pas partie des instruments traditionnels à l'époque et il me semble qu'il a avoué avoir appris à jouer à la guitare avec des noirs. En poussant plus loin, on pourrait dire que la country a été influencée par Rodgers mais je ne suis pas sûr qu'il en fasse partie : son chant et son style me semblent trop décalés par rapport à des vieux morceaux anglo-irlando-celtiques ou religieux, souvent accompagnés au violon.
Ca mérite un débat autour d'une bière, même si ma culture est assez limitée (j'y travaille)... Faudrait brancher le mustélidé là-dessus d'ailleurs.
MC5 m'a tuer Master Of The Universe
Nombre de messages : 8322 Age : 30 Humeur : Godlike Date d'inscription : 13/08/2010
Si tu veux te fendre d'une page sur Hank Williams du même tonneau, je ne réponds plus de rien (je te paye un poster de Joe Jackson, un gros radis noir et un verre de cointreau avec Johnny Walker en majorette qui fait un strip-tease sur la promenade des anglais à Miramas).
Je me faisais la même réflexion en me douchant ce matin ( ). Moonrise Kingdom m'a fait redécouvrir Hank Williams, j'étais scié à chaque fois que j'entendais un de ses morceaux. Je ne me souvenais pas que c'était aussi bien, je l'avais découvert (trop) jeune sur une compil' bizarre qui m'avait moyennement convaincu, mais en sortant du ciné j'avais qu'une envie c'était de me repasser Ramblin' man.
Béroalde De Feuze Baron de la bière
Nombre de messages : 5387 Humeur : DE PROFUNDIS AD TE CLAMAVI Date d'inscription : 22/10/2007
Hank Williams, petit, c'est plus important pour l'histoire de la musique qu'on aime qu'Elvis et Dylan réunis. Sans doute ma plus grande redécouverte récente, moi aussi: écoute "Lovesick Blues", "Lost Highway", tout quoi.
@John: j'en tâterai un mot à Ratel ce week-end.
Eric Taulier
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Je n'ai pas la technologie sous la main pour le partager, mais il faut écouter le Lovesick Blues d'Emmet Miller. Nick Tosches en rajoute des caisses dans son Blackface, mais il est vrais qu'à la croisée des chemins, entre musique populaire du XIXe et XXe siècle, sa version possède une étrangeté déstabilisante.