Lundi 23 septembre 2002, Paris-20ème. Mateo et Pâtre interrogent Monsieur Cochran sur son passé turbulent. Le bougre est loquace, et sait recevoir. Discussion, digressions autour de quelques bouteilles de Corbières. Le texte est restitué tel quel, sans fioritures, en toute authenticité.
Mateo: Pour commencer, est-ce que tu peux nous raconter l’histoire du squat de l’Usine, la façon dont tu y es arrivé…
Cochran: C’est d’abord l’Usine qui est arrivée à moi. Il y avait un concert Barrock au Gambetta, à côté de la Flêche d’or, une bande s’est pointée, avec un espèce de skin de merde qui parlait à ma copine. Et pour moi, à l’époque, un skin, c’était forcément un skin de merde. Il s’appelait Rico et se faisait appeler «Black-Skin», il m’a déroulé, il a essayé de me dépouiller, j’ai réussi à le mordre, puis j’ai couru quand j’ai vu les autres qui arrivaient avec tout leur matos. C’est comme ça que j’ai connu l’Usine… Rascal et des copains ont ensuite joué les médiateurs. Ils ont expliqué que je n’étais pas un fefa. A partir de là, j’ai commencé à traîner à l’Usine et à emmerder des mecs comme Sergio, Pierrot Cam, bref le S.O de l’asso «Rock à l’usine», et à devenir pote avec Rico.
Mateo: La violence du milieu de la rue d’aujourd’hui n’a plus rien à voir avec celle de l’époque, non?
Cochran: Je ne sais pas quoi te répondre. Le problème, c’est de savoir quelle est la part de la déformation des souvenirs et la part objective. L’autre jour, je suis tombé sur un ancien fondu des Halles, je lui ai dit ce que je faisais comme boulot, avec les toxicos, il m’a félicité et très vite, il m’a dit: «les jeunes, ils font n’importe quoi. De notre temps, on faisait des conneries, mais on savait se tenir.» Là, il se trompe complètement. Les années 80, c’était ultra violent! Il y avait les mêmes problèmes en banlieue. La plupart des gars étaient Cats. Tout était déjà en germe. Si tu prends les choses un peu plus largement, et c’est quelque chose sur lequel j’aimerais bosser à long terme, les lascars ont remplacé les Apaches, les Kaïras ont remplacé la Canaille, et les bandes ethniques ont remplacé les classes dangereuses. On mourait plus à Paris il y a 100 ans, les Anges gardiens, les troquets de barrière… La réalité, c’est qu’effectivement, il y avait beaucoup d’alcoolisme, de prostitution, de violence. C’était, et c’est toujours dû à des réalités économiques, et c’est bien pour ça qu’on est engagé!
Mateo: Je te posais la question de la violence chez les punks, chez les skins, chez les rockers…
Pâtre: Tu as quel âge, Thierry, précisément. Et quand as-tu commencé à traîner?
Cochran: J’ai 38 ans. J’étais Teddy-Boy, rockabilly à 15 ou 16 ans. A Mantes-la-Jolie. Les prolos, les Portugais, les Arabes, s’achetaient de beaux habits, se faisaient de belles bananes, ils pouvaient même porter des drapeaux sudistes et être très cons, je les voyais chasser du punk et je courais avec eux. Les punks, c’était des mecs mal habillés, c’était des enfants de la middle-class, de la petite bourgeoisie, et c’est toujours la même éternelle histoire. Les prolos essayent de s’habiller en riches et les fils de mêmes pas riches, mais de ceux qu’ont jamais eu faim, essayent de retourner à la rue.
Mateo: Mais peux-tu faire un parallèle entre hier et aujourd’hui? Tu ne crois pas que les lieux de rencontre se déplacent avec le temps, et avec les technologies. Avant, on se rencontrait dans les épiceries, dans les concerts, cela se fait de moins en moins.
Cochran: Je ne suis pas sûr que cela soit de moins en moins. J’ai des potes depuis plus de quinze ans, dont je ne connais pas le nom, mais que je sais où trouver. Ceci dit, on bougeait plus, on était en concert tous les jours en banlieue ou à Paris. Il y avait toujours un truc à faire, un concert, un vernissage, une soirée où s’incruster.
Mateo: Il me semble qu’il y a eu une rupture au début des années 90, moment où j’ai commencé à traîner moi-même. J’ai l’impression que ces mouvements ressemblent de moins en moins à la rue, qu’ils sont de plus en plus customisés.
Cochran: On voulait absolument se démarquer de tout ce qui pouvait être revival. Les mecs qui se la jouent rock’n roll aujourd’hui, ne sont plus qu’une poignée. Ils se raccrochent à un custom, qui est exactement ce que nous, nous rejetions. Il y a un attachement au symbole! Prenons par exemple les tatouages. Quand je vois la facilité avec laquelle vous vous faites des toiles d’araignée et des hirondelles, ça me choque. Car j’ai été môme à une époque où les mecs qui portaient ça, c’était des mythes vivants. C’est bien de se tatouer à 20 ans pour avoir l’air con à 60, c’est le but du jeu, mais en même temps, il y a quelque chose qui me chiffonne et qui fait qu’on est dans la représentation. Je ne sais pas si c’est mon époque qui était plus authentique que celle-ci, c’est peut-être moi qui ai vieilli, je ne peux pas vous répondre précisément, je n’ai pas l’objectivité.
Mateo: Nous, autant Brigada que RASH, on est vu comme des gens violents. Mais quand je discute avec des gens plus âgés que moi, je me dis qu’en fait, on est super cool! J’ai toujours considéré que la violence faisait partie de ce milieu. Un mec qui se fait éclater la gueule à un concert, ça ne m’a jamais étonné et ça ne m’étonnera jamais...
Cochran: Il y a quelque chose d’indéniable et d’insoluble. J’aime le rock’n roll, mais je n’aime pas ce qu’il a pu faire de moi à une époque, et je n’ai pas envie d’y retourner, même si ce soir, j’ai un peu bu. Ma fierté, c’est d’avoir pu remonter les Moonshiners, d’avoir joué à Rennes il y a un an, d’avoir fait ces trois ou quatre concerts. Ma fierté, c’est de ne pas avoir lâché l’affaire, d’essayer de ne pas juger les mecs de 20 ans, même si je les trouve puérils; car je me dis qu’à mon époque, des mecs comme Sergio ne m’ont pas éclaté la gueule, alors que je devais être un sacré narvalo pour eux. Ce qui me plait, c’est la tradition orale, c’est ce qui n’est pas écrit mais que l’on va chanter de génération en génération. C’est pourquoi certains éprouvent le besoin de se faire des tatouages idiots, de se raser le crane et d’écouter de la musique qui fait mal à la tête. Indéniablement, il y a beaucoup moins de violence, même si à l’image de la société, la violence est latente. Oui, je trouve désuets et bien tendres les porte-manteaux fifties, les skins 69. Il doit y avoir une pauvreté terrible dans la vie de ces gens pour qu’ils s’inventent des mythes. Les mythes, c’est important, mais…
Mateo: Tu sais bien que notre violence est réfléchie. Elle a un projet, elle a une extase un peu vicieuse, mais c’est rarement une violence de voyous. Est-ce qu’on peut revenir un peu sur ton passé…
Pâtre: Les Moonshiners par exemple. T’as commencé quand?
Cochran: A l’origine, quand les Wampas ou les Daltons ne répétaient pas, avec Alain et Serdar, on faisait des petits morceaux, des petites reprises rockab. On a joué une fois chez Jimmy en 1983, j’ai chanté une fois sous le Champignon, à Metz, pour remplacer le chanteur des Daltons qui avait une extinction de voix. J’ai usé beaucoup de personnel et beaucoup de patience. Les copains, c’est Manu, qui donne les cours de Vô-Vietnam aux Vignoles, Renaud qui bosse dans le ciné, Serdar, qui bosse à Arte, des tas de gens qui font désormais de la musique électronique, du hardcore. On a toujours fait des reprises. On n’a jamais été punk. Notre musique, c’était le rockabilly. On avait un côté iconoclaste. A tel point que les copains qui venaient du punk, qui étaient devenus psychos et qui allaient vers le rockabilly, trouvaient nos maquettes trop crades. C’est comme d’habitude. Qui sont les faux dévots, qui sont les tartuffes? Qui sont les puristes, qui sont les iconoclastes? Les Moonshiners, c’était l’envie de faire du rockab comme des gorets, l’envie de se griller partout, on a réussi à peu près, et les gens qui nous ont vu sur scène sont pas près de nous oublier. Musicalement, c’était pas génial, ethnologiquement, c’était plus intéressant. On s’est bien amusé, mais au bout d’un moment je me suis retrouvé tout seul, cramé de partout, je me disais, «ce serait bien que t’arrêtes de boire», c’est l’époque où je vous ai rencontrés. Je ne regrette absolument pas les Moonshiners, c’est une des meilleures choses de ma vie. Je me suis beaucoup cramé, on a toujours tout fait pour être en échec, pour ne pas tourner, pour pas arriver aux rencards, pour jamais avoir les maquettes… On pourrait refaire les Moonshiners, mais qu’un gros daron comme moi continue, à 38 ans, je trouve cela assez flippant. Ne faites jamais confiance à quelqu’un de plus de trente ans, sinon, ça ne sert à rien d’être un rockeur!
Pâtre: T’as fait combien de concerts avec Moonshiners?
Cochran: Aucune idée. On a eu des formations électriques et des formations acoustiques. La formation acoustique, c’était trois fois par semaine dans le métro, c’était dans un parc, c’était au Progrès, c’était devant une salle de muscu. On se levait, on se bourrait la gueule et on jouait. On ne vivait que de ça et que pour ça. C’est impossible à quantifier.
Pâtre: T’as fait le tout-Paris! (Rires).
Cochran: On peut dire ça comme ça.
Pâtre: T’as quand même vu l’évolution des quartiers de Paris?
Cochran: ça, oui! Bastille avant le bicentenaire par exemple. Le massacre des petites rues. Il y avait plein de bistrots, de rebeux, d’artisans, des tapissiers, des cordonniers, comme au siècle dernier. Cela s’est retourné comme une crêpe à l’approche de 1989. La rue de la Roquette est devenue branchée, idem pour la rue de Lappe, les derniers bars authentiques ont fermé. J’ai ensuite vécu dans le 18ème. Quand on avait 18 ans, on se saoulait la gueule aux Abbesses, dans le bar-tabac d’Amélie Poulain, en regardant jouer les Coronados. On a vu l’endroit s’animer, on y a joué, puis on l’a vu devenir hyper branché. La coke et la défonce sont arrivées, tout est tombé en désuétude, avant de devenir un coin à bourges. C’est le cycle perpétuel.
Pâtre: Donc, y’a plus rien à Paris?
Cochran: C’est foutu! C’est mort. Sauf ici, où ça va encore. Mais on est dans le parc naturel. Faut bien qu’il reste quelque chose à montrer aux gens.
Mateo: Il reste des lieux, comme le Gambetta, chez Jimmy... Tu peux nous parler des Barrocks?
Cochran: Les Barrocks, c’est la preuve que de temps en temps, y’a des choses qui dégénèrent pas. La chanson de gros François (le chanteur de Pigalle. Ndlr) sur Rascal et Ronan est très jolie. Les Barrocks, c’est donc Rascal qui fait aujourd’hui du fromage bio dans un village du Jura, il a des vaches, il s’occupait du fan-club des Meteors quand je l’ai connu. Il a créé les Barrocks avec Ronan, qui vit maintenant dans les Pyrénées. C’est comme cela que j’ai connu les Corbières. Il a l’âge de mes vieux, il est bien rock’n roll. Va savoir pourquoi, mais les Barrocks, c’était l’endroit où les gens ne se chagnaient pas. A l’époque, il pouvait y avoir Sniff et son escorte et les mecs de l’Usine qui venaient, ils ne se frittaient pas, parce que tous le monde respectait Rascal et Ronan, tout le monde respectait le fait que les groupes jouent pour presque rien, que l’entrée soit gratos, sauf pour ceux qui pouvaient filer 20 balles. On a été pendant deux ans une réelle communauté. Sans réfléchir et sans le faire exprès. De temps en temps, quand un fouille-merde, comme un neusk de province, arrivait et faisait le chaud, Cambouis lui faisait traverser la vitrine. Il y a eu quelques embrouilles, avec les Sharks, avec les Kaïras, mais une violence normale, quotidienne. Pour les gens entre eux, c’était l’oasis: «si tu viens boire à l’abreuvoir, tu fais pas chier». C’était un bouillon de culture, à l’origine de tout ce qui allait devenir «l’alternatif». Il y a une époque où être branché à mort, c’était d’avoir un tremplin, une salopette tachée de peinture, faire les beaux-arts et écouter les Washington Dead Cats. C’est comme si d’un seul coup, il y avait des millions de neuskis, avec des fringues plus chères les unes que les autres. C’est donc Rascal et Ronan qui sont à l’origine de tout ça, et ils n’ont jamais gagné un rond.
Mateo: Le côté positif, c’était les concerts et l’esprit de solidarité?
Cochran: Oui. Je me rappelle encore de la réunion fondatrice, en 1984. Ma participation, au départ, consista à arrêter de jouer au baby-foot avec Alain, car cela faisait trop de bruit et qu’on empêchait les autres de réfléchir aux statuts. Tous les mecs de ma génération ont dû vous expliquer à quel point c’était le bordel à cette époque, du moins jusqu’à l’Usine. L’apolitisme des Barrocks a été très positif, il y avait des gens de toutes opinions et les fafs se sont auto-éliminés de cette histoire. Tous les mecs qui cherchaient qu’à tendre le bras, ils allaient ailleurs.
Mateo: Et les rouges?
Cochran: A l’époque, je ne les voyais pas. C’est à partir de 1986 et des manifs contre Devaquet que j’ai vu les premiers chasseurs. J’ai des souvenirs des Ducky. On se disait: «Génial, des antifafs!». En fait, ils ont parfois eu la main un peu lourde avec n’importe qui. A l’époque, cela ne me posait aucun problème d’avoir une culture d’extrême gauche, d’être un «rouge» et de traîner avec des fafs. On se bourrait la gueule et c’est souvent au bout de longtemps, et par accident, qu’on se rendait compte qu’on était pas du même bord. Mon meilleur pote en banlieue était punk, un jour, il s’est rasé la boule, il s’est patché avec un drapeau français, et il est devenu skinhead. On l’a engueulé, mais on est resté ensemble. Ce mec-là n’a jamais milité, il est devenu facho parce qu’il voulait «remettre de l’ordre en France» et qu’il aimait pas les junkies, alors qu’il est lui-même devenu tox et qu’il est malade... Qu’est-ce que tu veux que je te dise!?! Quand j’étais très jeune, j’ai traîné six mois avec des skins de base. On serrait des punks ou des batcaves à Montparnasse. Le plus petit passait devant et embrouillait, si le mec bronchait, on tombait tous dessus. Bref, des joies simples! Jusqu’au jour où ils ont commencé à s’en prendre à une mémé dans le métro et j’ai pas aimé. Je leur ai dit qu’ils faisaient chier avec leur délire nationaliste. Ils m’ont sorti la même excuse que celle que t’entend toujours quand ils sont en minorité: «on est des patriotes, pas des fachos». Je me suis alors aperçu que j’étais en train de me fourvoyer, même pas parce qu’ils étaient fafs, mais parce qu’ils étaient cons, et parce qu’ils n’assumaient rien. Ces mecs endossaient un truc en ne sachant pas d’où ils parlaient. Maintenant, c’est ce que je pourrais reprocher à certains de chez nous!
Mateo: Je pense qu’il y en a effectivement beaucoup.
Cochran: Bien sûr. Car heureusement, le RASH, heureusement les Reds, heureusement les gars de la CNT, vous avez fait que les fafs n’ont plus voix au chapitre. Ils ferment leurs gueules les gros affreux. Ils ne peuvent plus la ramener comme avant. Donc pour le mec lambda, il y a trois solutions: être apolitique, être faf et se planquer, ou si tu veux pas d’ennuis, dire, «j’suis avec vous les copains».
Pâtre: Tu nous parles des Wampas et de «Rock à l’Usine»?
Cochran: Les Wampas… Quand j’ai vu Alain et Francis, je me suis dit: «je veux être comme ça plus tard». Avant de s’appeler les Wampas, ils s’appelaient les «gros dégueulasses». T’avais tous les gros lourds des Halles qui venaient se bourrer la gueule en répet avec eux, tellement ils étaient rigolos. Alors là encore, la politique, rien à foutre… On a vu débarquer les mecs de l’Usine et ils ont mis des branlées à des copains, des potes skins cantonniers. Je ne pourrais même pas te dire si c’était des fafs ou pas.
Pâtre: Mais Rock à l’Usine, c’était quoi, des gauchistes?!
Cochran: C’était des autonomes. La première fois que j’y suis allé, j’ai chopé des morpions, c’était des punks qui tenaient le lieu. La fois d’après, c’était plus les mêmes gars. Ils n’avaient pas le même gabarit, ils étaient plus combatifs et ils ont organisé des concerts pendant un an et demi. C’était un immense squat, près du marché, à Croix de Chavaux, à Montreuil. Dans cette usine de 4 étages, tu pouvais mettre 600 personnes, c’était vraiment agréable. En hiver, il fallait faire gaffe au verglas, avec tous les punks qui pissaient devant. Les voisins étaient loin. Au quatrième étage, il y avait des cours de boxe. C’était un endroit assez complet, avec des activistes. J’y étais le jour où ça a pété pour la Souris, mais j’y allais en consommateur, je ne peux pas te dire comment c’était géré au quotidien. C’était un immense endroit très bien tenu. Les mecs assuraient à la porte, et ils ont changé le rapport de force pour toujours à Paris!!! C’est à dire que les fafs n’ont plus jamais tenu le haut du pavé à partir de Rock à l’Usine. Avant Rock à l’usine, t’avais toujours peur qu’il y ait les mecs des Halles ou ceux de Tolbiac qui descendent. Après, il est resté l’ombre de Bat et des JNR, mais ça n’a plus jamais été comme avant. C’était fini.
Pâtre: Et donc le fameux concert de la Souris, qui n’a jamais eu lieu?
Cochran: «250 punks attaquent la police», comme le titrait le Parisien. En fait, un concert de la Souris était prévu, mais le squat a été muré. On a démuré. Les flics ont refermé le squat, je suis parti voir la répétition des Daltons. Le soir, en revenant, j’ai vu que Chris, Sergio, Rico, tous les autres, avaient rameuté les petits punks deux stations de métro plus loin, à Porte de Montreuil. C’était blindé de punks. Ils y ont été, ils se sont faits massacrer, mais ils ont retourné les cars et tout ce qui passait! Merci au maire communiste de Montreuil! C’est le même qui enverra sa milice pour casser la sono d’un concert des Wampas un an plus tard, alors que tout était zen. (C’est également ce maire qui délogera des familles de sans-papiers quelques années plus tard. La liste des exactions est longue. Ndlr). Tu vois, le RASH, c’est très bien, par contre, les stals et les ML, il faut les écraser! On a les moyens de leur chier à la gueule.
Mateo/Pâtre: Le RASH est essentiellement libertaire. Rouge et noir. S’il y a un seul mot important, c’est celui de liberté… Par contre, on se définit comme des «rouges», des «sales rouges» face aux fafs et aux skins traditionnels.
Cochran: Ce qui est intéressant, ce n’est pas tant le symbole que tu utilises que la façon dont tu l’utilises. Je m’intéresse de plus en plus aux religions, au gnosticisme, aux hérésies. C’est toujours la même histoire. Que ce soit le communisme et ce qu’est devenue la vieille garde bolchévique, ce qu’en ont fait les staliniens, les sectes judéo-chrétiennes et le dogme constantinien. Tu retrouves la même chose dans le rock’n roll. C’est toujours le même combat qui se livre: «Vous me désignez comme le diable, vous n’aimez pas les rouges, on est des putains de rouges!», quitte ensuite à assurer la prédominance libertaire face aux stals. Pourquoi faut-il endosser le masque que t’a donné l’ennemi? Pourquoi les mômes se baladent-ils avec des T-shirts «Kaïra». C’est curieux, mais c’est ça qui m’intéresse. […] Pour revenir à ce dont on parlait tout à l’heure, qu’est-ce que ça veut «véritablement voyou?». Lui, sur la photo, c’était un vrai voyou, il est mort du sida dans les pires conditions. De quoi j’ai envie, moi? D’être là à 38 ans en ayant bu un peu trop de vin et en glosant sur le rock’n roll «qu’est plus comme avant»! Tu crois que c’est bien de crever comme une merde à 25 ans !?! Faut vivre vieux et avoir des gamins.
Mateo: Je ne te parle pas de ça, j’ai jamais trop cru à la mythologie des années 80, ça m’a toujours fait un peu chier.
Cochran: Cela me délirer de voir des neusks qui portent des T-Shirts R.A.S!!! Pour nous, c’était bien gentil. Ils se faisaient gifler sur scène, et en plus, ils chantaient faux! J’ai jamais fait gaffe à ce qu’ils racontaient.
Pâtre: Et l’Infanterie sauvage?
Cochran: C’est mineur, c’est pas une culture. Franchement. Je ne comprends pas que ça puisse enthousiasmer des mecs qui n’ont pas connu ça!
Pâtre: Quels groupes tu retiens?
Cochran: Quels groupes? La Souris!!! C’est ambigu, c’est tout ce que tu veux. Mais Tai-Luc, que ce soit avec des fafs, des reds, des lascars, il a toujours la même attitude, bras croisé, dos au mur, il regarde le mec en face, et il parle. La Souris, sans aucun problème! Même les pires textes solidaristes, je les aime. Je respecte profondément ce mec-là. C’est pas R.A.S! Dans 100 ans, on sortira ses textes, j’en mets ma main à couper. Les Wampas, parce que c’était une bande de tarés. Les Rouquins, parce que Ptit Louis est un pur guitariste, ils drainaient un public de totos, c’étaient les rois de la soul. Les Spanish Meatballs. C’étaient de très bons musiciens. Les Daltons, mes potes. La Poupée Vinyle, un des premiers groupes à avoir ramener des neuskis non fafs. On voyait très peu de skins dans notre paysage. Si t’étais skin, t’étais faf. Les Frelons, c’était plutôt les mecs de Gambetta, et pour nous, c’était ska, donc chelou. La Marabunta, bien évidemment. Enfin, cela intéresse moins votre public, mais les Meteors et les Cramps.
Moi, je suis arrivé à la fin d’une époque où quand t’allais voir le concert, tu risquais de te faire voler ta place et de repartir en chaussettes. J’étais très choqué en 1985, au deuxième festival psycho européen, à Rotterdam, de voir des skins et des keupons propres, faire la queue les uns derrière les autres. J’en revenais pas! Je me disais les Hollandais, ils sont comme ça. Cela ne les a pas empêché de tirer des Sieg et d’être des gros porcs. A Paris, entre 82 et 86, c’était une horreur. Tu te faisais dépouiller et éclater. C’était pas du mythe, c’était du quotidien. J’étais un «petit», et on regardait les grands qui nous aimaient bien, mais qui se tapaient vraiment. Tu savais que quand Ptit Jean ou Jimmy arrivaient, il valait mieux changer de trottoir.
Pâtre: Et la CNT dans tout ça?
Cochran: J’ai dépouillé la caisse de la CNT avant d’être militant! Il y avait un concert aux Vignoles un dimanche après-midi. J’étais près de la porte, 4 mecs sont arrivés et ont mis 30 balles chacun dans la caisse, qui était vide. Cela m’a réveillé, je me suis posté à l’entrée, je faisais des prix aux mecs qui se pointaient… La CNT, j’y suis par élimination et je suis très fier d’en être membre. Je donnerai toujours des coups de main, mais c’est difficile le syndicalisme! Il faut continuer à parler du boulot après le boulot!!!
Je ne suis pas sûr qu’il soit possible de s’organiser d’une façon efficace, révolutionnaire, et respectueuse des individus. Je crains que nous n’ayons le choix entre le bordel et le stalinisme, le centralisme. Je suis contre le fonctionnement affinitaire, mais il faut bien constater que le réseau que nous avons créé servira à quelque chose plus tard, quand les temps seront plus durs.
Pâtre: Ton pseudo, tu le tiens d’où?
Cochran: J’avais un Teddy avec Eddie Cochran dans le dos. CQFD. Je n’ai jamais rien demandé, je m’appelle Thierry…
Je reviens sur un point: je pense que ce que vous avez fait était nécessaire. C’est très bien d’obliger les gens à se positionner. Comme le disait Miguel Benassayag, qui a vécu la torture 4 ans en Argentine, (sa femme et son frère ont été tués), en France, les individus ont du mal à se prononcer, même pour un sondage! C’est très bien le RASH, vous avez rendu notre militantisme plus rock’n roll mais je ne pense pas que le rock’n roll doive être forcément militant. C’est très bien Barricata, mais…
Pâtre: Rassure-toi, moi même, j’en connais les limites et j’ai eu besoin de prendre l’air ces derniers mois, en voyageant, en faisant autre chose. Le fanzine évolue, il vieillit avec nous.
On a beaucoup parlé de musique. Je sais que les bouquins, c’est pas rien non plus dans ta vie. Est-ce que tu peux me citer quelques titres qui t’ont marqué, qui t’ont aidé à te construire?
Cochran: Parmi les livres que j’aime, il y a celui-ci, «Paris insolite» de Jean-Paul Kleber. Tu t’aperçois que ce qui a tout chamboulé à Paris, c’est le périphérique. Avant, il y avait la zone. Lui, c’était un pote de Roland Giraud et de Doisneau. C’était un clodo. Dans la même veine que le livre d’Orwell «Dans la dèche à Paris et à Londres». Contrairement à London qui s’est déguisé quand il a écrit «le peuple de l’abîme», Orwell était vraiment un clodo. Parmi les livres marquants, tiens, il y a celui là, il faudrait l’offrir à Denis, «L’Homme hérissé. Liabeuf, tueur de flics», de Pagès (cf interview dans le même numéro. Ndlr). Voilà un bouquin de Koestler que ma grand-mère m’a fait lire: «la lie de la terre». Cela parle du camp du Vernet, où mon grand-père était interné, de la loi des suspects, de Daladier, c’est terrible! Je m’intéresse de plus en plus aux millénaristes, aux anciens situationnistes. Lui, c’était le médecin de Debord: Michel Bounan, il a écrit «le temps du Sida», «L’art de Céline et son temps», «l’indicible innommable». Tout ce qui est purement politique, j’en suis sorti depuis depuis quelques années. En tant que communistes libertaires, je nous trouve beaucoup trop rationnels. Ce qui m’intéresse, c’est l’éternité d’une pensée. Il faut lire l’histoire des hérésies, par Vaneigem, l’ancien situ.
Pâtre: Merci Thierry. Voilà une bien riche interview!
http://contre.propagande.org/pravda/modules/news/article.php?storyid=133